a naissance de Carlos GARDEL pourrait se
limiter à une simple lecture de son acte de naissance tel qu'il figure dans le
registre d'État civil de Toulouse de l'année 1890 et qui est reproduit ci-dessous.
Cependant, la lecture de cet acte, d'apparence laconique, contient toute une
histoire à la fois misérable, émouvante, et pleine d'espoir.
© Mairie de Toulouse - Archives Municipales |
1/ L'acte
commence ainsi : en lettres majuscules, les mots "RÉPUBLIQUE
FRANÇAISE - AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS" officialisent un document pré-imprimé
et qu'il suffisait de remplir. On peut lire :
" Du
onzième jour du mois de
décembre l'an mil huit cent
quatre-vingt dix à deux heures du
soir
Naissance de Charles
Romuald Gardès, né ce jourd'hui à deux heures du matin à l'hospice de la Grave,
fils de père inconnu et de Berthe Gardès, lisseuse, née à Toulouse y domiciliée
rue du canon d'Arcole 4 ----------------------- sur la déclaration à nous
faite par Jenny Bazin, sage femme au dit Hospice------------l'enfant a
été reconnu de sexe masculin ainsi qu'il résulte du certificat de Mr le
Docteur Médecin du dit Hospice à ce délégué. Témoins domiciliés à
Toulouse Jean Mandret âgé de soixante ans et Dominique Dulon âgé de vingt
trois ans, employés au dit l'Hospice y demeurant, non parents qui ont signé
avec ladite Bazin, sage femme.-------------------------
Constaté par Nous soussigné, adjoint au Maire
de Toulouse officier public de l'État civil, délégué par lui, lecture
préalablement faite à la déclarante et aux Témoins.
Signatures : Bazin, Mandret , Dulon et l'adjoint au Maire de Toulouse.
Le
nouveau-né n'a pas de père officiel[i]. La loi
française stipule que le père de l'enfant doit faire la déclaration de la
naissance dans un délai de deux jours. En l'absence du père, cette tâche
revient à la sage femme. C'est la raison pour laquelle Jenny Bazin a déclaré
l'enfant à l'État civil et apposé sa signature au bas de l'acte. En conséquence
l'enfant porte le nom de sa mère : Gardès.
2/ La
naissance n'a pas eu lieu au domicile des parents comme cela se faisait
généralement à cette époque, mais à l' Hospice de la Grave de Toulouse. Ce
point est référencé dans l'acte de naissance, à la partie supérieure gauche .
On lit : 311 qui indique la 311ème page du registre des naissances, H pour
Hospice et 2481 pour indiquer qu'il s'agit de la 2481ème naissance à Toulouse
de l'année 1890, en dessous, le nom :
Gardes. G. (pour Garçon) et les deux prénoms : Charles Romuald.
Le
nom complet de l'établissement est "Hospice Général Saint Joseph de la
Grave" et jusqu'en 1888 cet hospice n' hébergeait que des personnes âgées.
Les accouchements en milieu hospitalier avaient lieu à l'Hôtel Dieu qui était l'hôpital principal de
Toulouse. L'Hospice de la Grave et l'Hôtel Dieu
furent construits au moyen âge sur la rive gauche de la Garonne, le
fleuve qui traverse Toulouse, alors que la ville était bâtie sur la rive
droite, ceci dans le but d'éviter la propagation des maladies contagieuses
comme la peste ou le choléra.
Au 19ème siècle, la ville de Toulouse connaissant un grand développement, la décision fut prise de créer une Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie, ce qui nécessita l'installation d'une chaire universitaire et l'ouverture d'une clinique pour l'enseignement de l'Obstétrique. L'Hôtel Dieu étant trop petit, on décida d'aménager cette clinique[ii] ainsi qu'une Maternité à l'Hospice de la Grave. La maternité fonctionna en février 1888, et la nouvelle Faculté ouvrit ses portes en 1889[iii].
Les
archives de l'Hospice de la Grave rapportent le séjour de Berthe GARDES, qui
est répertorié dans une ligne sur une double page du registre des admissions de
l'année 1890[iv].
On peut lire :
N° d'admission
237, Gardès Berthe (le nom a été rayé par 3 barres horizontales lorsqu'elle est
sortie de l'Hospice), repasseuse,
Célibataire, fille de Vital et Hélène Cabarès[v], née à Toulouse, juin 1864[vi], Hte
Garonne, - adresse : Rue du Canon d'Arcole,4. Entrée le 10
novembre, sortie le 26 décembre avec l'enfant, ref
18002, Clinique, accouchée le 11 décembre d'un garçon Charles Romuald.
Berthe
Gardes fut admise à la clinique de l'Hospice de la Grave un mois avant la
naissance de son fils et elle en est sortie "avec l'enfant" le 26
décembre 1890 soit 15 jours après
l'accouchement. En feuilletant ce registre d'admission, on constate que selon
les cas, les futures mères ne restaient que quelques jours en Maternité, tandis
que d'autres étaient admises en Clinique pour recevoir des soins médicaux.
C'est le cas de Berthe Gardes, et comme l'a signalé à juste titre Ana Turón, il
est possible que Berthe Gardes souffrait d'une maladie, d'une infection ou bien
de complications mettant en danger sa propre vie ou celle de l'enfant. (sans
toutefois exclure le rejet dont étaient souvent victimes les mères célibataires
de la part de la société de l'époque).
En
résumé, cela montre que c'est dans des conditions difficiles et certainement
dans une grande détresse que Berthe Gardes à mis au monde son fils Charles
Romuald. Toutes les personnes citées dans l'acte de naissance, y compris les
témoins qui ont signé cet acte sont des employés de l'Hospice de la Grave. Sur
l'acte de baptême, fait par le père Bertrand, aumônier de l'Hospice, la
marraine, Marie Arnal[vii] était
aussi une employée de l'Hospice.
3/ le
domicile indiqué : Rue du Canon d'arcole, 4 est celui de Jeanne Pétronille
Gardes, une tante de Berthe Gardes qui avait épousé en 1853 Bruno Marie Barrat,
boulanger de profession. Cette tante était morte depuis un an à peine et sur
l'acte de décès, cette adresse est mentionnée[viii].
En
fait, Berthe Gardes n'a habité Toulouse que très peu de temps. A dix ans, elle
part avec son frère Jean Marie au Venezuela, destination choisie par sa mère
Hélène Camarès, (séparée de son mari Vital Gardes),et son compagnon, Louis
Carichou[ix]. En 1882,
la "famille" retourne en France[x] et
s'installe à Bordeaux[xi]. Dans une
interview publiée en 1936, Berthe Gardes revient sur cette époque et explique qu'elle
"ne supportait plus l'incompréhension de sa mère"[xii]. En 1889,
après le décès de la mère de Louis Carichou, la famille décide de quitter
Bordeaux pour aller vivre à Saumur[xiii], où vit
le frère de Louis Carichou, qui dirige une importante usine de liqueurs. Berthe
Gardes, décide alors de partir seule à Toulouse. Dans cette même interview,
elle déclare avoir très peu connu son père, Vital Gardes, et il est donc peu
probable qu'elle soit allée vivre chez lui. De plus, ce dernier était sur le
point de se remarier après son divorce avec Hélène Camarès, la mère de Berthe
Gardes.Il semble logique qu'elle ait choisi le domicile de Bruno Marie Barrat,
veuf depuis peu, au n°4 de la rue du canon d'Arcole.
4/ En
marge de l'acte de naissance figure la mention suivante : " Par acte passé
devant nous à Toulouse, le 22 décembre 1890, Berthe Gardes a reconnu pour fils
naturel le susdit."
En reconnaissant son enfant, Berthe Gardes lui
donnait des droits. La filiation étant établie il pouvait avoir droit à une
part d'héritage si sa mère se mariait et avait des enfants issus du mariage.
Sans filiation, l'enfant naturel n'avait droit à rien. Cette filiation
fonctionnait aussi dans le sens contraire. La mère pouvait hériter de son fils
si celui ci venait à décéder. Mais cette reconnaissance est avant tout un acte
d'amour d'une mère pour son enfant.
5/ Enfin,
il y a les deux prénoms donnés à l'enfant : Charles, Romuald.
Le
prénom Charles, évoque Carlos Carichou, demi frère de Berthe Gardes. A cette
époque, dans les familles, on attribuait souvent au nouveau né le prénom porté
par un oncle ou un grand père. Par exemple Carlos Carichou porte le prénom
usuel de son oncle Charles Carichou.
Vital Gardes, père de Berthe Gardes avait un oncle qui s'appelait Vital, Jean
Marie Gardes, le frère de Berthe Gardes porte les mêmes prénoms que son grand
père paternel.
Pour
le prénom Romuald, Berthe Gardes s'était confiée aux époux Defino avec lesquels
elle vivait à Buenos Aires après la mort de son fils. Elle leur avait révélé
que ce prénom provenait d'un docteur qui l'avait soignée à l'Hospice de la
Grave. Cette affirmation était longtemps restée sans réponse jusqu'au jour où
Ana Turón a trouvé dans le recensement de Toulouse de 1891 un étudiant en
médecine du nom de Romuald De Plowecki. Une enquête minutieuse a abouti à la
conclusion que cet étudiant était présent à l'Hospice de la Grave pendant le
séjour de Berthe Gardes[xiv]. Romuald
De Plowecki était un externe en médecine qui soignait les patientes admises en
clinique d'obstétrique. Il préparait en même temps ses examens pour devenir
Docteur en Médecine.
Ce fait nouveau renforce l'hypothèse de
l'admission précoce de Berthe Gardes à la Clinique d'obstétrique de l'Hospice
de la Grave pour y recevoir des soins.
En
cette nuit d'hiver de décembre 1890, la naissance de Charles Romuald Gardes, le
futur Carlos Gardel, était profondément marquée par les comportements
totalement opposés de deux hommes : Un père inconnu, qui avait abandonné une
jeune femme désemparée et probablement malade, et un étudiant en médecine, qui
avait prodigué à cette future mère les soins médicaux et affectifs dont elle
avait tant besoin.
"Pour rencontrer l'espérance, il faut être allé
au delà du désespoir.
Quand on va au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore"
(Georges Bernanos)
Quand on va au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore"
(Georges Bernanos)
Georges GALOPA
Andolsheim, février 2017
Ce texte fut écrit à demande du Museo Casa Carlos Gardel de Buenos Aires (ARGENTINE), dont la traduction en espagnol fut publiée dans son catalogue.
[i] Dans le quotidien
"Crónica" du 24 juin 1965, Adela Defino , qui fut la confidente de
Berthe Gardes, révéla que le nom du père
de Carlos Gardel était Paul Lasserre. L'existence particulière de cette
personne est développée dans les ouvrages : "El padre de Gardel"
(ISBN 978-987-1766+58-1) et "El
desamparo del joven Gardes" (ISBN 978-987-1947-34-8) publiés par les éditions Proa à Buenos Aires.
[ii] Gazette des hôpitaux de
Toulouse du 8 septembre 1888- Bibliothèque Nationale de France à Paris
[iii] La faculté mixte de Médecine et
de Pharmacie de Toulouse fut inaugurée officiellement par Sadi Carnot, Président de la République
française, le 21 mai 1891.
[iv] Registre des admissions Hospice
de la Grave -Archives départementales de la Haute Garonne -France -2Q063
[v] Le nom de famille exact est "Camarès"
[vi] l'année de naissance est 1865
[viii]
Archives municipales de Toulouse -Etat civil, Décès 1889, page 390, acte
N° 3118
[ix] Archives départementales de la
Gironde -France - Passeports pour l'étranger (1800-1889) Nom : Camarès
[xi] Archives départementales de la
Gironde (France) - Registres Matricules, série 1R -année 1883, N° 890.
[xii]
Revue "la Canción Moderna" N°429- 6 juin 1936.
[xiii]
"Al rescate de Carlos Gardel" editions Corregidor -Buenos
Aires -ISBN 978-950-05-1984-7 página 116 -
Recensement Saumur 1891.